11 décembre 2013. Au programme : un talk-show
d’Anne Will. L’heure est avancée. On débat d’un projet de régulation
bancaire, enfin proposé par la Commission européenne, 4 ans après le
début de la crise. Outre les partisans et critiques allemands du projet,
John Kornblum, banquier d’investissement et ex-ambassadeur des USA en
Allemagne, est cette fois de la partie. Comme toujours lorsqu’on aborde
ce sujet, les esprits s’échauffent. Il est vrai qu’il s’agit de savoir
qui, des banques ou des contribuables, fera les frais de la crise. Mais
ce débat prend très vite à rebrousse-poil le participant
US-américain : « nous autres en Amérique avons nationalisé
nos banques en quelques semaines. Je ne comprends pas pourquoi il vous
faut si longtemps pour résoudre le problème de vos banques à la
dérive.» C’est sûr, l’Amérique est faite d’un autre bois. On peut
donc ignorer sans problème l’objection diserte faite par Kornblum. Dans
l’article du Welt paru quelques jours après pour le 25e
anniversaire de la faillite de Lehman Brothers psous le titre :
« Les USA précipitent l’Europe dans la crise et passent eux-mêmes
entre les gouttes » , on trouvait des points qui expliquaient fort
bien le miracle américain. De fait, les USA ont nationalisé dès 2009 la
totalité des banques en difficulté, afin de liquider leurs dettes et de
les reprivatiser aussitôt, alors qu’en Europe la crise bancaire s’est
transformée en endettement massif des États. Et pourtant les données
économiques des USA sont loin d’être encourageantes : leur balance
commerciale est en déficit constant depuis 1987, et ces déficits cumulés
atteignent maintenant 9 627 milliards de dollars. La raison en est que
de larges pans de l’économie US-américaine ne sont plus compétitifs
depuis longtemps face à ses principaux concurrents - l’UE, la Chine et
le Japon. Entre 2003 et 2013, l’endettement des USA a grimpé de 6 731 à
17 556 milliards de dollars, c’est à dire qu’il a presque triplé ;
en pourcentage du PIB, il est passé sur ces mêmes années de 60 à
108% ; en UE « seulement » de 60 à 87% - un accroissement
nettement moins rapide. Comment donc les US-Américains ont-ils
réussi ce miracle : se débarrasser presque en un tournemain de leur
crise bancaire et repartir pour un tour ?
Les fonds secrets inépuisables des USA : l’endettement de l’État
Les réponses habituelles, comme « Les Américains ont très
rapidement recapitalisé leurs banques et effectué des test de stress
très précoces » (Andreas Dombret, membre du Conseil
d’administration de la Bundesbank en charge des questions de stabilité
financière) ne répondent pas à l’essentiel : d’où sont sortis si
vite les fonds nécessaires à cette recapitalisation ? Et cela dans
un pays confronté aux énormes coûts des guerres d’Irak et d’Afghanistan
et dont le budget militaire, monumental, atteint depuis le début de
l’année 500 à 800 milliards de dollars ? Certes l’économie des
USA, avec un PIB de 15 684 milliards de dollars en 2012, est
extrêmement puissante, mais l’UE, avec 12785 milliards, n’est pas très
loin derrière. Ce n’est donc pas la puissance économique US-américaine
qui peut expliquer ce miracle : réussir à financer parallèlement
plusieurs mégaprojets extrêmement coûteux. En UE, la question de la
répartition des charges est le plus gros problème qui reste à résoudre
face à la crise bancaire. Les banques se refusent à les
supporter seules, et les gouvernements sont confrontés à deux
lignes rouges : d’une part limiter l’effort demandé aux
contribuables et d’autre part maintenir les dépenses publiques dans les
limites qu’ils ont eux-mêmes fixées. L’administration des USA, elle,
semble disposer d’une mystérieuse source d’approvisionnement lorsqu’elle
émet des bons du Trésor, qui finance à la fois les déficits budgétaires
de l’État et ceux de la balance commerciale.
Voici la technique qui
le lui permet : pou couvrir les dépenses publiques, le Minsitère
des finances états-unien échange des bons du Trésor contre des dollars
que la FED émet à cet effet ; pour la seule année 2013, 11000
milliards de dollars ont ainsi été mis en circulation. La FED vend
ensuite ces bons sur le marché mondial, attirant ainsi dans l’économie
américaine de nouveaux capitaux qui permettent d’éponger les déficits
commerciaux. Le prix de cette création de monnaie est un gigantesque
endettement public. Pour rembourser les prêts parvenus à
échéance et payer les intérêts des autres, on émet de nouveaux
emprunts qui, échangés auprès de la FED contre de l’argent frais,
sont à nouveau mis en circulation. Ce processus peut perdurer aussi
longtemps qu’on veut, tant que les investisseurs pensent qu’investir
dans les bons du Trésor US est une affaire sûre et profitable. Cette
circulation du dollar, largement secrète (investissements en bons
du Trésor US, demande croissante de dollars, création de monnaie par la
FED) permet à la confiance dans les emprunts américains de rester
intacte et aux USA d’attirer constamment de nouveaux capitaux.Rien
d’étonnant alors à ce qu’une économie souffrant de déficits commerciaux
démesurés
n’ait pas à craindre la banqueroute. L’endettement
extérieur des USA, c’est autant de capitaux qui entrent dans le pays.
Dans le bilan de circulation des capitaux, l’endettement extérieur se
change en excédent de capital entrant. De 2010 à 2013 incluse
l’endettement des USA a crû de 5 628, 700 à 17 240,239 milliards de
dollars, soit de 11620,539 milliards.
[1]
En clair cela signifie que durant cette période les USA ont attiré chez
eux cette quantité de capitaux, qui ont été produits par l’économie
réelle du monde entier, en se contentant de faire fonctionner leur
planche à billets. Comprenons bien ce que cela signifie: la masse
de capitaux attirée en 2013 aux USA s’élevait à 1198 milliards
de dollars, soit environ 7,6% du PIB. L’injection dans l’économie
des USA de ces capitaux supplémentaires explique aussi que le taux
d’épargne du pays plonge vers zéro. Les US-Américains consomment la
quasi-totalité des biens et services qu’ils produisent tandis que le
reste du monde paie les investissements nécessaires à la marche de leur
économie.
L’’endettement public par l’émission d’emprunts et la création de
monnaie sont donc pour les USA un instrument qui leur permet de
financier parallèlement des mégaprojets tels que la nationalisation des
banques et des dépenses d’armement démesurées qu’aucune autre économie
ne pourrait supporter sans s’exposer à de lourdes conséquences. Pour
venir à bout discrètement de sa propre crise bancaire, la Federal
Deposit Insurance Corporation (FDIC ) a en effet fourni le capital
nécessaire, essentiellement des emprunts émis par le Ministère des
finances US. La FDIC est une institution
ad hoc créée par le
Congrès « pour garantir la stabilité du système financier
national et la confiance qu’on lui accorde.» Voilà donc le secret
de la rapide solution apportée à la crise, dont se vantait
l’ex-ambassadeur des USA à la télévision allemande. Or l’UE ne dispose
pas d’un tel instrument financier ; à la différence des USA une
politique d’emprunts et de création monétaire lui vaudrait non un afflux
de capitaux, mais une inflation. La demande mondiale en euros a des
limites, l’euro n’est pas une monnaie-étalon, à la différence du dollar.
Une part énorme des échanges mondiaux s’effectuent en dollars, et la
demande mondiale en dollars est donc considérable et croît en proportion
de ces échanges. C’est pourquoi les USA peuvent faire fonctionner
la planche à billets et mettre en circulation autant de dollars qu’ils
veulent - soit actuellement 1100 milliards par an - pour financer leur
endettement public croissant
2.
C’est aussi pourquoi l’US-Américain Myerson, Prix Nobel d’économie, se
soucie comme d’une guigne de l’endettement des USA. « Car nous
payons nos dettes en dollars, » dit Myerson, « et nous
pouvons créer du dollar. Donc nous aurons peut-être une inflation, mais
nos dettes, nous les paierons sûrement. » Mais l’économiste Michael
Hudson contrait cette affirmation dès les années 70 et prédisait
que les USA ne rembourseraient jamais. « Comme les emprunts publics
émis aux USA le sont en monnaie-étalon internationale, pas besoin de
les rembourser, on peut en lancer sans cesse. C’est sur ce transfert
indéfini, de fait un impôt payé par le reste du monde
3,
que repose la gratuité du parcours financier des États-Unis.» Au fond,
les USA fonctionnent de plus en plus comme les États rentiers, par
exemple l’Arabe saoudite. Mais au lieu de fournir du pétrole, les USA
utilisent maintenant le dollar comme levier pour s’approprier le pouvoir
d’achat mondial, puisqu’il sert de monnaie-étalon. L’Arabie saoudite,
au moins, exporte son pétrole en échange de ce que lui fournissent
d’autres nations, alors que les USA se contentent d’injecter du papier
dans le circuit financier international.
Dépenses d’armement et endettement public
Depuis la prise de fonctions de George Bush junior, le budget
militaire des USA a connu une hausse dramatique pour atteindre en 2011
le record de 705 557 dollars
4.
Les USA dépensent actuellement autant pour leur armement que tous les
autres États réunis. Aucune autre économie n’aurait résisté à un tel
niveau de dépenses improductives. Et de fait la course aux armements
durant la Guerre froide a provoqué l’effondrement de l’URSS, tandis que
les USA n’ont véritablement accru leurs dépenses d’armement
qu’après la fin de la politique des blocs. Un accroissement exponentiel,
puisque les dépenses ont quintuplé entre 1990 (150 milliards de
dollars) et 2011. Ce n’est pas non plus sans raison que le budget
militaire des USA représente 4% de leur PIB, soit plus du double de
celui des autres États occidentaux industrialisés. Et pourtant les
dépenses militaires sont un sujet tabou au Congrès. L’opposition, qui
utilise toute augmentation d’un autre poste budgétaire pour soumettre le
gouvernement à un examen des plus rigoureux, fait montre d’une grande
retenue en matière de critique du budget militaire, sauf pour déplorer
des hausses trop faibles. Pas de débat de fond non plus dans les médias
et la société civile, en dépit de la part anormalement élevée de
l’armement dans les dépenses publiques. Comment expliquer l’indifférence
des citoyens US à cet égard ? Se pourrait-il que ces dépenses
soient elles aussi couvertes par l’endettement et la création
monétaire ? C’est en tout cas ce qu’affirme David Graeber, un
anthropologue états-unien précurseur du mouvement Occupy, dans son livre
«
La dette », qui a reçu un très bon accueil. « La dette des USA est depuis 1790 la somme de dettes de guerre
5»,
écrit-il. Sur cette durée, cette appréciation est peut-être exagérée,
mais sur les 100 dernières années elle est exacte, comme le montre le
tableau ci-dessous.
Tableau 1
Budget militaire états-unien et dette extérieure depuis 1900.
Moyenne annuelle en milliards de dollars
Décennies
|
Budget militaire états-unien
|
Dette publique
|
Guerres auxquelles ont participé les USA
|
1900-09
|
Pas de données
|
2.3
|
|
1910-19
|
Pas de données
|
6.8
|
1ère guerre mondiale
|
1920-29
|
Pas de données
|
22.83
|
|
1930-39
|
Pas de données
|
35.35
|
|
1940-49
|
33.350
|
182.71
|
2ème guerre mondiale
|
1950-59
|
41.496
|
269.45
|
Guerre de Corée
|
1960-69
|
60.280
|
323.82
|
Guerre du Vietnam
|
1970-79
|
88.997
|
547.27
|
|
1980-89
|
231.612
|
924.05
|
Guerre du Kosovo
|
1990-99
|
272.495
|
4635.56
|
Guerre d’Irak
|
2000-2009
|
465.363
|
7888.10
|
Guerres d’Irak, d’Afghanistan, de Libye
|
2010
|
693.498
|
13528.81
|
Suites de guerres
|
2011
|
705.557
|
14762.22
|
Suites de guerres
|
2012
|
677.856
|
16050.92
|
Suites de guerres
|
2013
|
660.037
|
17249.24
|
Suites de guerres
|
Sources : L’endettement des USA de 1791 à 2013
www.sgipl.org.; Fiscal Year 2014. Historical Tables. Budget of the U.S. Government, Washington DC., pages 143-144, et calculs personnels.
Le lien évident entre guerres, augmentation des dépenses militaires
et de la dette publique a deux causes : premièrement, les
gouvernements - et pas seulement aux USA - peuvent rendre les guerres
plus acceptables en les finançant par une augmentation de la dette,
puisque les frais sont ainsi répartis sur plusieurs générations. S’il
fallait les financer par des impôts directs, la population se
mobiliserait contre toutes les guerres. Les deux guerres mondiales, par
exemple, auraient été impossibles sans endettement des États. Les USA
aussi ont financé leur participation à ces guerres par l’endettement.
Mais comme depuis la Première guerre mondiale jusqu’à ce jour les USA
ont été constamment en guerre quelque part, leur dette a subi un
processus cumulatif. Deuxièmement, les dettes de guerre entraînent
d’une manière générale une croissance exponentielle de l’endettement.
Car les investissements militaires, contrairement aux investissements
dans les infrastructures, qui génèrent une création de valeur et les
recettes fiscales qui l’accompagnent, sont improductifs et induisent du
point de vue économique une perte de capital. En tout cas, toute
nouvelle guerre a entraîné un bond de l’endettement extérieur des
USA, comme le montre le tableau 1.
Il est toutefois facile de constater que l’endettement extérieur
des USA s’est envolé après l’instauration su système de Bretton Woods,
qui a fait du dollar la monnaie-étalon mondiale. Ce processus s’est
encore accentué avec l’effondrement de ce système en 1973, lorsque la
parité-or du dollar a été supprimée. En 7 ans, la dette extérieure des
USA a doublé, passant de 466 à 909 milliards de dollars. Il est évident
que ce monopole de fait de leur devise au niveau mondial a permis aux
USA, dont l’économie n’est plus compétitive dans nombre de secteurs et
souffre d’un déficit commercial chronique, non seulement de
financer des mégaprojets comme la nationalisation des banques, mais
aussi de posséder un secteur financier relativement stable et d’attirer
comme un aimant les capitaux excédentaires du monde entier. Ce qui pose
une question : comment les USA ont-ils réussi à faire du dollar, en
dépit de son caractère inflationniste, une monnaie-étalon à laquelle
tous les acteurs internationaux font confiance jusqu’à ce jour ?
Une monnaie-étalon alignée sur le pétrole et non plus sur l’or
Une petite plongée dans l’histoire de la monnaie américaine est
indispensable pour fournir une réponse plausible à cette question :
jusqu’à la première crise économique et financière mondiale (1929), la
livre britannique servait de monnaie de référence; durant la Deuxième
guerre mondiale elle a dû céder cette place à la devise des USA, la
nouvelle puissance économique et hégémonique. En raison des dépenses
gigantesques occasionnées par cette guerre, la Grande-Bretagne et les
autres États européens devinrent les premiers débiteurs mondiaux, tandis
que les USA devenaient les principaux créanciers. Les accords de
Bretton Woods, en 1944, prirent acte de ces nouveaux rapports de force
et firent du dollar US la nouvelle monnaie-étalon, indexée sur l’or (35
dollars l’once). Pour relancer le commerce mondial, les États furent
alors contraints de se constituer des réserves en dollars, et la Banque
centrale des USA d’accroître considérablement ses réserves d’or afin de
stabiliser la valeur de sa monnaie. Pour éviter un accroissement effréné
de la quantité de dollars en circulation l’accord obligeait les USA à
toujours pouvoir échanger contre de l’or les réserves de dollars des
autres pays.
En dépit de ces garde-fous prévus par les accords de Bretton Woods,
les USA ont poursuivi leur politique éprouvée d’endettement par
émission de bons du Trésor, qui a contribué à financer la guerre du
Vietnam dans les années 60. Mais la chute du dollar sur les marchés
financiers dévoila l’escroquerie. Consciente que les USA finançaient la
guerre au Vietnam sur le dos d’États détenant des réserves de dollars,
la France, qui de toute façon se vantait de son indépendance envers les
USA, fut la première à transférer une part importante de ses
réserves de dollars aux USA, exigeant de la Banque centrale
états-unienne leur contre-valeur en or, conformément aux accords de
Bretton Woods. Cette intervention française fut le commencement de la
fin de l’indexation du dollar sur l’or. D’abord le Président des USA en
exercice, Richard Nixon, supprima l’indexation du dollar sur l’or, puis
en 1973 il fut mis fin définitivement aux accords de Bretton Woods. Mais
le système monétaire et financier des USA n’en fut nullement affecté.
Bien au contraire, et à l’étonnement de tous les experts, la position de
monnaie-étalon du dollar s’en trouva renforcée. Et le statut de
puissance hégémonique des USA fit de même. Comment expliquer cela?
Tout d’abord, la fin de la surévaluation du dollar liée aux taux de
change fixes institués par Bretton Woods entraînèrent une hausse
considérable, mais injustifiée au plan économique, des exportations
états-uniennes et donc de la demande en dollars. Deuxièmement, les
États disposant de grosses réserves de dollars avaient la possibilité,
ou plutôt n’avaient d’autre choix, que d’investir en bons du Trésor
américains pour éviter des pertes. Ce qui toutefois liait pour longtemps
leur sort à celui de l’économie des USA. Troisièmement, les USA
utilisèrent la dépendance militaire de nombreux États à leur égard pour
contraindre ceux-ci à acheter des bons du Trésor. Et de fait la RFA, le
Japon, Taïwan et la Corée du Sud, tous des protectorats militaires US
depuis la Deuxième guerre mondiale et la guerre de Corée, échangèrent
leurs réserves de devises contre des bons du Trésor, ce que David
Graeber considère comme la preuve que « la nouvelle devise
mondiale était encore plus ancrée à la puissance militaire que la
précédente.
6»
Et quatrièmement - et c’est le plus important - parce qu’entre-temps,
sans que nul ne s’en aperçoive et tout naturellement, le dollar
avait reçu de l’économie mondiale un autre pilier, garant de sa
propre stabilité: je pense au commerce du pétrole, dont la demande
mondiale avait crû de façon vertigineuse après la Deuxième guerre
mondiale, et qui s’effectuait en pétrodollars.
Comme l’or, le pétrole est une matière première non renouvelable et
sa valeur tend donc à croître sur le long terme. Il était en outre
le lubrifiant de l’économie mondiale - et il le reste. Pendant plus
d’un demi-siècle, la croissance économique a été directement liée à
celle de la consommation de pétrole. C’est seulement l’augmentation des
prix du brut et celle de l’efficacité énergétique qui les ont
découplées. Le pétrole est aussi la seule marchandise
qui représente une part croissante dans les échanges mondiaux et
que veulent se procurer tous les pays du monde, à l’exception des pays
exportateurs eux-mêmes. La devise américaine et le commerce du pétrole
avaient donc partie liée depuis longtemps déjà dans les années 60, et
c’est pourquoi, dans les années 70, le passage de l’indexation sur l’or à
l’indexation sur le pétrole a pu s’effectuer sans heurt et passer
presque inaperçu. En 1974, le prix du baril avait ainsi pu bondir de 2 à
10 dollars et par là quintupler en une nuit la part du pétrole dans les
échanges internationaux. Depuis le début de notre siècle et après une
assez longue période de prix bas, le prix du baril se situe entre de 100
et 150 dollars - des records historiques. L’augmentation du prix du
pétrole s’est accompagnée, comme le montre le tableau ci-dessous, d’un
accroissement de la part du pétrole dans les échanges internationaux, ce
qui a une fois de plus renforcé le dollar dans sa position de
monnaie-étalon incontestée.
Tableau 2
|
1970
|
2001
|
2011
|
Ex Barils exportés quotidiennent
|
25.363808
|
44.787000
|
54.580000
|
Prix du baril
|
2.0
|
22,8
|
111,3
|
Montant des exportations quotidiennes de pétrole au niveau mondial (en milliards de dollars)
|
0.050.72761
|
1021.14
|
6074.75
|
Montant des exportations annuelles de pétrole au niveau mondial (en milliards de dollars)
|
18.52
|
373
|
2217
|
Montant total des exportations annuelles au niveau mondial (en milliards de dollars)
|
317
|
6191
|
18217
|
Part des exportations pétrolières dans les exportations totales ( %)
|
1.7
|
6
|
12
|
Sources : World Trade Organization 1950-2012; BP Statistical Review of World Energy et calculs personnels
Après la désindexation du dollar sur l’or, effectuée par Nixon, la
pléthore de dollars ne se mua donc nullement, comme tout le monde
l’attendait, en inflation galopante. Mieux encore : les USA se
trouvèrent débarrassés des entraves juridiques que les accords de
Bretton Woods avaient imposées à leur monnaie et à leur politique
d’endettement. Ils avaient désormais la voie libre pour émettre des bons
du Trésor et créer des dollars tout à leur guise et charger ainsi le
reste du monde de financer leur déficit budgétaire. Mère patrie du
monétarisme, les USA s’autorisèrent ainsi une politique d’accroissement
monétaire indéfini - exactement le contraire de ce qu’ils interdisaient à
tous les autres, directement ou par le biais du FMI. Encore fallait-il
que la monnaie-étalon fût considérée comme un bien commun (à l’instar,
par exemple, des mers du globe). Elle devait fournir la base monétaire
d’un fonctionnement sans accroc des échanges internationaux. La
désindexation du dollar sur l’or et le passage naturel au pétrodollar
offrirent aux USA un privilège sans précédent : pour la
première fois dans l’histoire de l’économie mondiale un pays était
libéré de tout contrôle ou restrictions exercés par la communauté
internationale et pouvait disposer de sa monnaie dans son seul intérêt.
Ce monopole caché, couplé à leur statut hégémonique, fournit aux USA la
base de leur politique d’endettement extérieur, que Hudson qualifia à
juste titre « d’impérialisme de la dette. » L’émission sans
scrupule de bons du Trésor par le Ministère des finances états-unien
apparaît certes, vue de l’extérieur, comme le droit légitime d’un État
souverain, mais il s’agit en réalité d’une forme invisible
d’appropriation impérialiste du pouvoir d’achat mondial, à laquelle la
désindexation du dollar sur l’or a donné un nouvel élan et qui dure
encore.
Pétrole et « projet du siècle américain ».
Toutefois les USA ne peuvent absorber tout le pouvoir d’achat créé
dans les monde que si les échanges pétroliers se déroulent en
pétrodollars et que le statut de la devise américaine n’est pas menacé
par une autre, l’euro ou le renminbi chinois, par exemple. Une enquête
auprès des principaux pays exportateurs de pétrole révèle cependant
qu’aucun d’eux n’envisage sérieusement une telle éventualité. Nombre de
déclarations en ce sens de Saddam Hussein se sont avérées être un simple
bluff- comme bien d’autres menaces de sa part. Même la République
islamique [l’Iran] n’a jamais vraiment osé passer à l’acte. De fait
un seul État pétrolier, et même un groupe de pays, ne pourrait prendre
la responsabilité d’une telle attaque contre le dollar, ce privilège
monopolistique des USA. Du reste, l’Arabie saoudite et autres dynasties
pétrolières, qui fournissent 25% du pétrole commercialisé, comptent
parmi les pays du Moyen- Orient les plus dévoués aux USA. Toutefois une
alliance contre le dollar entre tous les pays exportateurs de pétrole,
la Chine et peut-être la Russie représenterait une grave menace. Pour
l’instant cette perspective reste de l’ordre de la théorie, mais suffit à
inquiéter ceux qui tirent le plus de profit du monopole des USA,
le complexe militaro-industriel et le secteur financier états-uniens et
les « néocons », qui représentent ces pouvoirs. Le plus
puissant concurrent des USA, la Chine, ne peut de fait pas se permettre
de rester dépendante à long terme de la puissance concurrente, par le
biais de ses 16 000 milliards de dollars de réserve. Il en va de la
souveraineté et de la sécurité chinoises de se débarrasser dans un
premier temps de ses réserves de dollars et ensuite d’élever sa propre
devise au rang de seconde monnaie-étalon. Les États pétroliers
souverains au plan économique et politique trouvent eux aussi un intérêt
justifié - si on les crédite d’une action rationnelle - à réduire leur
dépendance au dollar et à la politique des USA et à être libres de
vendre leur pétrole non seulement en dollars, mais aussi en euro ou
renminbi, afin d’optimiser leurs recettes.
Imaginons simplement que le dollar ne soit plus la devise mondiale
et qu’une vigoureuse concurrence avec l’euro et le renminbi lui ait
depuis longtemps ravi sa stabilité. Le capital international ainsi
libéré quitterait en grande partie les USA pour être investi dans la
zone euro ou celle du renminbi. La politique actuelle de surendettement
menée par les USA par le biais d’émission de bons du Trésor serait
stoppée et le tabou des dépenses militaires, qui fait consensus aux USA,
tomberait. Les USA n’auraient alors d’autre choix que de réduire
drastiquement leur budget militaire disproportionné, disons de moitié en
quelques années, afin de réduire leur déficit budgétaire. Quelles en
seraient les conséquences pour l’hégémonie américaine ? Au
plan intérieur on assisterait à un débat sur le sens ou l’absurdité des
dépenses d’armement et de la présence militaire états-unienne (800
bases !) dans le monde, dans la perspective de démilitariser
massivement les USA, et de ramener leur budget militaire à des
proportions compatibles avec leur puissance économique réelle. Les
USA ne seraient plus ainsi « la
dernière superpuissance », mais une puissance mondiale parmi
d’autres, ce qui permettrait d’imaginer aussi de nouvelles structures et
de nouveaux équilibres de pouvoir; par exemple, l’Asie pourrait former
une union. Cette région, mais également le Moyen-Orient, l’Amérique
latine, l’Afrique et aussi l’Europe auraient alors de véritables chances
de s’unir et de coopérer pour créer dans des architectures de sécurité
régionales communes. Alors les ressentiments nationalistes et racistes
ainsi que les ennemis créés de toutes pièces perdraient largement leur
force d’attraction. Peut-être le secteur financier se réduirait-il
lui aussi à des proportions raisonnables et les préalables à une
répartition plus juste des revenus s’amélioreraient-ils notablement.
Bref, nous arriverions à un monde où il y aurait plus de justice, moins
de spéculation financière, plus démocratique et aussi plus pacifique.
Les perdants, dans un tel scénario, seraient évidemment le secteur
militaro-industriel, le secteur financier et les « néocons »
des USA.
Face à la possibilité d’un tel scénario, les grands projets
politiques et toutes les activités en matière de politique étrangère des
néocons - les représentants les plus authentiques de ces deux secteurs -
apparaissent sous un nouvel éclairage. Le premier de ces projets,
élaboré dès les années 90, c’est celui d’un « nouveau siècle
américain » au centre duquel se trouve la création d’un
« Grand Moyen-Orient. » Ce sont les textes et déclaration
officielles des néocons eux-mêmes qui nous révèlent le mieux
l’importance qu’ils attachent à ces projets. Ci-dessous quelques
citations éclairantes :
« L’histoire du 20ème siècle devrait nous avoir
appris qu’il est nécessaire de modeler les choses avant que les crises
n’arrivent et de contrer les menaces avant qu’elles ne se fassent
pressantes. L’histoire du siècle passé devrait nous avoir appris que
nous devons nous consacrer cops et âme à la cause du leadership
américain. (...) Pour l’instant les États-Unis n’ont pas de rivaux
importants. La stratégie de l’Amérique devrait viser non seulement à
maintenir, mais à renforcer cette position privilégiée aussi loin que
possible dans l’avenir. Il y a certes des États potentiellement
puissants qui sont insatisfaits de la situation actuelle et aimeraient
donc bien la modifier. En conséquence, pour maintenir l’enviable
position stratégique actuelle des USA, nous devons conserver notre
supériorité militaire planétaire, aujourd’hui et à l’avenir.(...)
Bien que les sensibilités saoudiennes internes imposent une
rotation nominale des forces armées US dans ce pays, il est désormais
évident que nous devons y maintenir un engagement durable. D’un
point de vie américain, l’importance de ces bases ne disparaîtrait pas
si Saddam Hussein quittait la scène. À long terme l’Iran peut constituer
une grave menace pour les intérêts américains dans le Golfe, comme
l’Irak l’a déjà fait. Mais même si les relations avec l’Iran devaient
s’améliorer, le maintien à titre préventif de troupes dans le Golfe
resterait un élément essentiel des forces armées US en prévision de nos
intérêts à long terme dans la région.7 »
En clair, cela signifie que les néocons états-uniens souhaitent
maintenir et élargir les privilèges monopolistiques que l’Amérique a
conquis au siècle dernier. Cependant de leur point de vue, les seules
menaces à attendre de leurs rivaux sont d’ordre militaire. Il est en
conséquence évident que l’Amérique doit garder l’Extrême-Orient (la
Chine) et le Moyen-Orient dans son collimateur durant le siècle actuel,
afin de contrer les menaces (par exemple les rapprochements entre pays,
longtemps avant leur réalisation) et modifier la situation à son
avantage. Dans le dossier du « nouveau siècle
américain », il n’est nulle part question de créer des conditions
de paix, mais en revanche en abondance de guerres, de l’implantation de
bases militaires dans le monde entier, de supériorité militaire sur
terre, sur mer et dans les airs, de boucliers antinucléaires dans
l’espace et surtout de dépenses d’armement toujours plus élevées.
Bien que les USA disposent déjà de 830 bases militaires de par le monde,
les néocons états-uniens estiment qu’il faut en installer d’autres, en
Extrême-Orient et en Afrique. De fait, depuis la victoire
électorale de George W.Bush jr en 2001, la politique étrangère de
l’Amérique porte clairement la signature des protagonistes du
« nouveau siècle américain ». Le moteur des néocons, dans
le cerveau desquels semble gravé à jamais le credo de l’accroissement
de puissance, est le complexe militaro-industriel. Celui-ci représente
le plus grand danger pour la démocratie aux USA et en Occident et
pour la paix dans le monde. Lors de son discours d’adieu, le 17 janvier
1961, Dwight Eisenhower avait déjà mis en garde contre ce monstre, qui
depuis s’est profondément enraciné dans tous les secteurs de la
société américaine, l’économie, la science et la culture. «
Cette conjonction d’un énorme establishment militaire et d’une puissante
industrie d’armement est un phénomène nouveau dans l’histoire
américaine (...) Dans les instances décisionnelles gouvernementales nous
devons prévenir l’accroissement, actif ou passif, de l’influence indue
du complexe militaro-industriel. Le potentiel d’une montée en puissance
dévastatrice du pouvoir aux mauvais endroits existe et continuera à
exister. Nous ne devrons jamais permettre que cette alliance influente
mette en péril nos libertés et nos processus
démocratiques. Rien ne va jamais de soi, pensons-y. » Il
est vrai que ce puissant complexe lutte pour sa survie depuis la chute
du bloc Est et met tout en œuvre pour installer dans la durée
l’hégémonie américaine. De fait, depuis lors, le monde n’est pas devenu
plus sûr et plus pacifique, ainsi qu’on l’espérait tant, mais, comme au
début du siècle dernier, moins sûr et plus belliqueux. L’Islam et des
dictateurs comme Saddam Hussein ont vite pris la place des
communistes déchus et l’on en a fait la nouvelle menace pour l’Amérique
et l’Occident*. Le Moyen-Orient est dorénavant une région dont l’avenir
est lié de multiple façon au destin de l’hégémonie US-américaine .
L’intérêt des USA pour la région remonte à la découverte des
gigantesques réserves pétrolières, mais pas pour sa propre consommation,
comme on le croit généralement à tort. En raison de leurs propres
ressources énergétiques, les USA pouvaient se passer de pétrole importé.
Ils étaient autosuffisants au début du siècle dernier et sont
actuellement sur le point de le redevenir grâce aux techniques de
fracturation hydraulique à grande échelle. Mais, devenus la nouvelle
superpuissance après la Deuxième guerre mondiale, ils ont vite compris
que des puissances rivales au plan international pouvaient leur échapper
si elles contrôlaient le Moyen-Orient. Initialement les USA
établirent en commun avec l’Arabie saoudite, leur principal allié dans
la région, un régime d’approvisionnement pétrolier qui devait garantir
la sécurité énergétique de l’Occident, de la Chine et de tous les États
du BRIC**. L’Arabie saoudite devait fournir une surproduction constante.
Ce système, sous la direction politique des USA, permit de satisfaire
aussi bien leurs alliés occidentaux que leurs rivaux, en leur
garantissant durant toute la seconde moitié du siècle dernier et en
dépit de nombreuses turbulences politiques un approvisionnement régulier
en pétrole à bon marché. Mais lorsque les nouveaux géants
économiques, la Chine et l’Inde, dans leur fringale énergétique presque
insatiable, prirent en main leur approvisionnement au début de ce
siècle, le régime pétrolier sous contrôle états-unien s’effondra
irréversiblement, les marchés suivirent désormais les lois de fixation
du prix des biens non renouvelables, et le prix du pétrole grimpa en
flèche, pour suivre les orientations du marché
8.
Mais si cela fit perdre aux USA le contrôle du prix du pétrole, l’un
des leviers de leur politique hégémonique, ils purent renforcer
considérablement leur position de superpuissance par un autre biais. Car
les prix élevés du pétrole augmentèrent la part du pétrole dans les
échanges internationaux, comme nous l’avons vu plus haut, et de ce fait
la demande en dollars et en bons du Trésor US s’accrut énormément, ce
qui rendit la position de monnaie-étalon du dollar inattaquable pour
longtemps. Mais pour conserver l’option monopolistique, le pétrodollar,
pendant plusieurs décennies encore, les USA ont besoin de garder un
contrôle aussi total que possible sur le Moyen-Orient, si nécessaire
grâce à des « changements de régime », afin d’étouffer dans
l’œuf d’éventuelles alliances contre le dollar. Le projet
néoconservateur du « Nouveau siècle américain », qui
prévoyait la création d’un « Grand Moyen-Orient » vassal des
USA, allait apparemment dans ce sens.
Dans la perspective des néoconservateurs, l’idéal au Moyen-Orient
serait une atomisation des noyaux de pouvoir rebelles, des conflits
religieux et ethniques, des guerres civiles, le chaos et une atmosphère
de profonde méfiance qui permettrait d’atteindre leurs propres buts
grâce à la politique bien connue du « diviser pour régner.»
Car les puits de pétrole pourraient continuer à fournir, comme on le
constate actuellement dans un Irak paralysé par les attaques terroristes
quotidienne et le chaos, puisque tous les adversaires en présence ont
besoin de pétrodollars pour acheter des armes. Et ainsi, durant de
décennies, aucune puissance ne pourrait pas même envisager de vendre et
acheter du pétrole autrement qu’en pétrodollars. Et de fait nous
assistons en ce moment à de fortes évolutions en ce sens. Entre temps
l’Afghanistan, l’Irak et la Libye ont « changé de régime ».
Dans ces pays règnent désormais la discorde et la méfiance, des conflits
tribaux, des scissions territoriales le long de frontières ethniques,
un terrorisme mutuel entre chiites et sunnites. Et Al Qaida, qui selon
la version officielle est l’ennemi public n°1 dans la « lutte
contre le terrorisme » n’a jamais été aussi forte. En mai 2003, à
peine Bush junior avait-il proclamé , du pont de son porte-avion
l’ «Abraham Lincoln »,« mission accomplished »
après la chute de Saddam Hussein, que déjà les néocons répandaient la
« joyeuse » nouvelle, que l’Iran était le prochain pays visé.
Le conflit ouvert avec l’Iran au sujet du nucléaire date en effet de mai
de cette année- une simple coïncidence ? Pourtant
l’armée US s’est installée en Irak et le projet du « Grand
Moyen-Orient » a fait son apparition. Les néocons n’ont
cependant toujours pas abandonné leurs buts. Un « changement de
régime » en Iran est toujours à leur agenda, l’armement massif de
l’Arabie saoudite et autres États du Golfe ainsi que la guerre civile en
Syrie portent leur patte. Obama, en tentant de calmer le conflit au
sujet du nucléaire iranien et la guerre en Syrie se tient sur le fil du
rasoir, car les néocons, majoritaires au Congrès, essaient de torpiller
cette politique partout où ils le peuvent.
Et pourtant le but d’Obama est à y regarder de près le même que
celui des néocons, un « changement de régime », mais à la
différence des seconds, le premier espère l’obtenir non par une guerre,
mais par une politique de « changement par rapprochement. »
Obama espère, grâce à un deal avec l’élite libérale-capitaliste de la
République islamique, impliquer celle-ci dans sa politique hégémonique
et conserver ainsi aux USA les immenses avantages de l’impérialisme du
dollar, tout en réduisant considérablement leur coût et leurs risques.
Les efforts diplomatique pour résoudre le conflit syrien et celui du
nucléaire iranien vont en ce sens. Difficile toutefois de savoir si cela
marchera. Car tous les perdants potentiels de cette politique, soit 1/
l’alliance entre l’armée et le camp islamique conservateur, actuellement
au pouvoir en Iran, 2/ l’élite sioniste israélienne et 3/ le
conglomérat états-unien des néoconservateurs et du complexe
militaro-industriel se sont déjà mobilisésde diverses manières contre la
politique « en douceur » d’Obama, et actuellement ne
négligent rien qui puisse la faire échouer. Quoi qu’il en soit, un
retrait des USA au Moyen-Orient, que certains prédisent assez souvent
ces derniers temps en pointant le recul de la dépendance aux
importations pétrolières, est à peu près exclu. L’annonce faite par
Obama après sa réélection - un renforcement de la présence militaire US
dans la zone asiatique et le Pacifique - est selon toute vraisemblance
une mesure d’intimidation préventive en direction de la Chine. Car la
dépendance de la Chine au dollar représente à coup sûr une grave menace
pour sa sécurité. À brève ou longue échéance, la nouvelle superpuissance
n’aura d’autre choix que de contester le monopole américain sur la
monnaie de référence et de franchir la ligne rouge fixée par les USA.
L’alternative : la transition énergétique planétaire et plusieurs monnaies de référence
Quoi qu’il en soit, tous les éléments de l’impérialisme du dollar
convergent en ce moment au Moyen-Orient. Le complexe militaro-industriel
américain est le principal profiteur du « nouveau siècle
américain ». La course aux armements qui s’y déchaîne actuellement
fait pâlir celle des années 70 qui a abouti à aux trois guerres du
Golfe. Tandis que désormais le recyclage dans l’armement des
pétrodollars a enclenché un nouveau et dangereux cercle vicieux qui
pourrait à tout moment embraser la région entière, le secteur US de
l’armement peut être tranquille : toutes les administrations US,
quelle que soit leur couleur politique, pourront longtemps encore
poursuivre leur politique d’endettement et financer les dépenses
militaires. Grâce à une demande en dollars croissante et à la planche à
billets de la FED - du reste dirigée maintenant par Janet Yellen- le
système bancaire US dispose de telles sources d’approvisionnement qu’il
n’est pas seulement à même de financer l’industrie de l’armement des
USA, parasitaire au plan économique et dangereuse au plan politique. Ce
système a aussi surmonté la crise bancaire aux USA et acquis depuis lors
un pouvoir suffisant pour faire échouer toutes les tentatives de
régulation bancaire aux USA et même dans la zone euro.
Fondamentalement l’impérialisme du dollar est une architecture
extrêmement instable, présentant des absurdités presque inimaginables.
D’une part, elle maintient en vie aux USA un gigantesque appareil de
violence, financé non par les contribuables états-uniens, mais par nous tous et à notre insu. Et
d’autre part cette construction repose sur le chaos, la violence et les
guerres civiles aux quatre coins du monde, en particulier dans les
régions pétrolifères, qui pour cette raison risquent en permanence de
s’effondrer et de précipiter le monde dans de graves crises. Quoi de
plus absurde que de financer tous avec notre argent un secteur
industriel parasite dont la survie dépend en dernière instance de
l’impossibilité de faire régner la paix sur notre planète.
Le rôle funeste de la NSA
En outre cette architecture engendre une soif extinguible de
contrôles infinis sur toutes les communications, y compris l’espionnage
de tous les gouvernants, même de ceux des États amis. L’approche que
donne cet article de l’impérialisme du dollar devrait apporter un nouvel
éclairage au scandale de la NSA, découvert grâce à Edward Snowden.
Serait-ce aller trop loin de mettre en cause la légitimité d’un
appareil sécuritaire qui espionne même les instances gouvernementales de
pays amis, comme l’Allemagne, en le soupçonnant d’être au service
exclusif des intérêts nationaux des USA ? En tout cas la NSA a été
fondée en 1952, à une époque où il n’était nulle part question d’Al
Qaida et du 11 septembre, mais déjà des avantages d’une puissance
hégémonique détenant divers privilèges économiques. Aujourd’hui nous
avons sans doute affaire (entre autres) à rien de moins que
l’intérêt clair et net du complexe militaro-industriel et du secteur
financier des USA, qui pour survivre est contraint d’identifier à
temps et d’étouffer dans l’œuf, sur toute la planète et par tous
les moyens, tout mouvement ou action qui pourrait menacer le statut
actuel de la devise US. En dépit de l’indignation générale Obama,
de toute évidence pour satisfaire ses adversaires politiques, a souligné
dans son discours du 17 janvier 2014 que les USA continueraient à
« collecter des renseignements sur les intentions de gouvernements
étrangers.» Néanmoins la NSA représente, c’est avéré, un danger majeur
pour la démocratie en Amérique et en Occident, et pire que ne
pouvait l’imaginer Dwight Eisenhower lorsqu’il mettait en garde dans son
discours d’adieu contre le complexe militaro-industriel. La communauté
mondiale ne serait-elle donc pas bien avisée de se défendre à temps
contre cette évolution maléfique ? À long terme la solution
réside dans la transition énergétique, que l’on devrait en conséquence
promouvoir sans délai. Mais à court terme il faudrait démocratiser
l’économie mondiale en mettant à l’agenda diplomatique mondial
l’abolition du monopole monétaire des USA. Quoi de plus naturel que
l’instauration de plusieurs devises de référence, l’euro et le
renminbi, conformément aux véritables rapports de force
économiques ? À long terme les Américains eux-mêmes y
trouveraient leur intérêt, puisque cela contribuerait à éliminer des
secteurs parasitaires de leur économie. Elle est en tout cas
incontournable si l’on veut un monde plus stable, plus pacifique et
démocratique. Toutefois les expériences amères d’Obama, qui a dû
abandonner presque toutes ses tentatives de réformes positives, prouvent
que les USA, réduits à leurs propres forces, ne sont guère capables de
repousser les intérêts parasitaires de l’alliance sournoise entre
l’armée et la finance. En revanche si la Chine et l’UE cherchaient à
établir plusieurs devises de référence elles aideraient les USA à cesser
de recourir à des méthodes impérialistes pour accroître leur
bien-être ; leurs performances et leur productivité sont de toute
façon immenses.
NdlT :
· En partie inexact.
Que l’on songe à la diabolisation de Chavez (de son vivant) et de
l’Amérique bolivarienne en général, ainsi qu’aux évènements actuels en
Europe centrale.
** Je n’ai pas lu l’article recommandé (Rätsel Ölpreis, in: Blätter für deutsche und internationale Politik) . S’il ne rectifie pas plusieurs des analyses de ce paragraphe, celles-ci me semblent entachées d’inexactitudes scientifiques.
[1] Pour ces chiffres, cf
Fiscal Year 2014, Historical Tables. Budget of the U.S. Government, Washington DC, S. 143f.
2 Malheureusement les
économistes et journalistes économiques oublient le rôle politique
particulier joué la Banque centrale aux USA, et, en dépit de ses
lourdes conséquences pour le reste du monde, rapportent la création de
dollars supplémentaires exclusivement à des besoins internes, comme dans
les autres pays capitalistes. « La FED, banque centrale des
USA »- pour citer une analyse récente de la
Frankfurter Rundschau
en date du 30 janvier 2014 « qui a injecté dans l’économie
mondiale plus de 3000 milliards de dollars (...) ajuste sa
politique en fonction des besoins des USA, pour soutenir la conjoncture
et la stabilité des prix dans ce pays.»
3 Cité par David Graeber : Schulden (
la dette) Stuttgart 2012, p. 384 et suivantes.
4 Fiscal Year 2014. Historical Tables a.a. O., pages 50 et suivantes
7 http:/www.newamericancentury.org/statementofprincipales.htm
8 Pour en savoir plus:voir Mohssen Massarrat: Rätsel Ölpreis, in: Blätter für deutsche und internationale Politik, (
L’énigme du prix du pétrole, in Revue de politique allemande et internationale) 10/2088